Dès lors qu’il s’agit d’arrêter un comportement compulsif ou addictif, tout le monde vous le dira : il faut identifier les fameux déclencheurs de ces comportement, les « triggers », selon l’appellation anglophone. Les triggers, ce sont tous les évènements qui peuvent déclencher des émotions pénibles, telles que la solitude, l’ennui, la colère, la fatigue. Il y en a bien d’autres.
Ces émotions pénibles sont réputées favoriser le passage à l’acte. En gros, on veut les fuir, car elles sont désagréables, et quoi de mieux pour fuir le désagréable, que consommer du porno / de l’alcool / de la drogue (rayez la mention inutile) ?
Pour ma part, je trouve que cette théorie des déclencheurs est bien vraie, mais jusqu’à un certain point seulement. Déjà parce qu’on ne peut pas éviter toutes les émotions pénibles : la colère, la solitude et l’ennui font partie de la vie. Mais surtout, et c’est le sujet de cet article, parce que cette théorie échoue à expliquer pourquoi on rechute aussi quand tout va bien.
Combien de fois cela m’est-il arrivé d’avoir un super moment, et de rechuter juste après ? Exemples :
- Tout s’est bien passé au bureau, mon boss m’a même félicité, j’ai le cœur léger >> hop, porno.
- J’ai surmonté une timidité, je me suis rendu populaire >> j’ai bien mérité un peu de porn non ?
- Vraiment super ce film au ciné, j’ai passé un bon moment >> la soirée sera parfaite avec un bon coup de porn.
- Voilà 3 mois que je n’ai pas consommé, ça se fête >> suivez la flèche où vous savez.
Alors, doit-on ajouter les émotions agréables à la liste des triggers ? Ça va commencer à faire beaucoup, je le crains. Dans les groupes de parole que je fréquente pour me rétablir, j’en ai vu beaucoup, des gens qui expliquent que leur dernière rechute est due à telle ou telle émotion et que cette fois, ils ont bien compris, ils vont mettre tel et tel plan d’actions pour l’éviter à l’avenir. Et à chaque fois je me demande si ça ne revient pas à éviter la vie elle-même. Mourir guéri, quoi.

Il existe pourtant une autre image, qui rend bien compte du mécanisme de la rechute, y compris quand tout va bien : l’image du capital qu’on dépense ou qu’on fait fructifier. Voyons cela.
Comme vous le savez peut-être, l’addiction au porno, comme toutes les addictions, contient une dimension affective, émotionnelle. L’estime de soi est en fait au centre du phénomène de l’addiction. Maintenant, imaginons que cette estime de soi est un capital. Comme tout capital, vous pouvez soit le dépenser, soit le faire fructifier :
- Faire fructifier son capital, c’est se rendre fier de soi : construire sa carrière, être un bon père/mère de famille, faire du sport, perdre du poids, réparer la porte du garage ou écrire ce roman qui vous rendra célèbre… sont autant de manière de faire fructifier le capital d’estime de soi.
- Pour dépenser, c’est évidemment beaucoup plus facile : il suffit de se faire plaisir. Manger des glaces, regarder Netflix, faire la sieste, sont des moyens assez répandus de dépenser son capital. Si vous ne voyez pas le lien avec l’estime de soi, faites cette petite expérience de pensée : si vous bouffez des Häagen-Dazs devant Netflix toute la journée en finissant par une sieste XXL, le ventre gonflé de glace et la tête pleine de séries-poubelles, inévitablement, vous allez vous sentir comme une bouse, n’est-ce-pas ? Et bien voilà.
Le porno se classe donc dans les dépenses significatives. Et retourner sur du porno après des mois d’abstinence, ça produit une impression similaire à celle, j’imagine, de rompre son Plan Épargne Logement pour aller le jouer aux courses. On est bien.

Vous aviez parié combien là ?
Donc, avec l’Estime de soi, c’est comme avec l’Argent : il faut faire fructifier, et aussi savoir dépenser, dans de justes mesures. Trop faire fructifier, c’est comme ces gens qui ne font que travailler et épargner : soit ils font un burn-out, soit ils virent connard. A l’inverse, trop dépenser, c’est se condamner à la banqueroute. Il faut ménager la chèvre et le chou, comme disait ma grand-mère.
Donc, le capital d’estime de soi, on peut le faire fructifier et le dépenser dans divers comptes. Et ce qui est bien, c’est que comme pour l’argent, on peut aussi virer de l’argent d’un compte à l’autre. Si ça merdouille un peu dans la vie pro, mais que sur le plan familial, vous vous sentez au top parce que votre fils est fier de vous, ça compense le boulot.
Et bien je crois que ce mécanisme de virement de compte à compte, c’est ça qui permet d’expliquer la rechute même quand ça va bien.
- La rechute suite à une émotion négative, c’est dépenser l’argent qu’on n’a même plus : foutu pour foutu, autant me mettre franchement en découvert, j’emmerde les huissiers.
- La rechute suite à une émotion positive, c’est claquer l’argent d’une prime durement gagnée : il faut fêter ça, de toute façon j’ai tellement de blés que j’en aurai encore plein après.
C’est ce sentiment « d’en avoir plein » qui peut déclencher la rechute. Parce que même en prenant en compte la déception qui viendra après la rechute, on a l’impression qu’on sera encore riche d’estime de soi.

Rechuter quand tout va bien.
Cette manière de comprendre le rapport entre l’estime de soi et la dépendance a pour avantage qu’elle indique une voie de sortie à l’addiction. Si vous êtes fauché à cause du porno, rien ne sert de regarder fixement les zéros en espérant que ça remonte « par la volonté ». Faites plutôt fructifier vos autres comptes, afin de pouvoir effectuer les virements appropriés. Pour ma part, je constate que quand je me rends fier, j’ai beaucoup moins envie de rechuter. L’estime de soi thésaurisée sur le compte « Accomplissements personnels » par exemple, permet de faire remonter la jauge sur le compte que vous avez mis dans le rouge à cause du porno. Appelons ce dernier le compte « porno ».
Mais attention, ça ne marche que si l’on cesse de « tirer » sur le compte porno. Car étrangement, le compte porno ne fonctionne pas tout à fait comme les autres comptes : il ne faut jamais dépenser l’argent qu’il y a dessus. C’est comme ça. Il semble bien que le compte porno, par construction, soit débiteur dès qu’on tire dessus. Et les agios terrifiants.
Par contre, une fois ce compte remis dans le vert, un cercle vertueux s’enclenche : il s’avère qu’il fonctionne comme un placement à la fois sans risque, et à haut rendement. Tous ceux qui restent abstinent de leur addiction suffisamment longtemps savent à quel point cette énergie s’accumule et « booste » leur niaque dans les autres domaines de leur vie. Ils font des virements avec l’énergie contenue du porno, et ça, ça vous change un bonhomme.
Voilà, c’est tout pour aujourd’hui. Qu’en pensez-vous ?
Bon confinement à tous, et profitons de cette étrange période pour mettre en place une gestion de capital de « bon père de famille », comme dit ma banquière.
Note : j’ai eu l’idée de cet article en lisant une newsletter du site américain Elevated Recovery, dédié aux porno-dépendants qui cherchent à s’en sortir. Le site est une plateforme de ressources reliées à un service de coaching payant, mais il contient beaucoup de contenus gratuits. Pour ceux qui comprennent l’anglais, la chaîne Youtube de son créateur, JK Emezi, est une ressource très intéressante et motivante.